Mise en abyme
Par Léo Foubert (janvier 2024)
La mise en abyme ou abysme, plus rarement mise en abîme, est un procédé à la fois artistique et géométrique. En mathématiques, on retrouve la mise en abyme dans des figures qui se contiennent elles-mêmes en plus petit, et ainsi de suite à l’infini. De cette manière, un même motif va se répéter à l’infini au sein d’une figure. C’est ce que l’on appelle des fractales. Une des fractales les plus connues est la figure du flocon de neige. Une telle figure est dite récursive.
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La spécularité diffractée
On retrouve cette notion de mise en abyme dans les arts visuels comme procédé plastique avec des tableaux qui représentent dans le tableau des tableaux similaires, tels des “poupées russes” (Perez, 2022). La mise en abyme est parfois le fruit d’une mise en perspective. Particulièrement explorée à la Renaissance, elle a rendu célèbre Las meninas de Velasquez ou d’autres autoportraits contemporains qui se dressent comme un “récit spéculaire” (Limoges, 2012), souvent face au miroir, ou en miroir comme l'exploite Eischer.
Au cinéma, la mise en abyme prend différentes formes. En effet, l’histoire peut être intentionnellement itérative pour perdre petit à petit le spectateur dans un vertige convoquant à la réflexion. Le réalisateur Christopher Nolan est un grand adepte de ce procédé qui favorise l’exploitation du mystère autour de l’ intrigue. Il utilise notamment la mise en abyme dans Inception (2010) et Interstellar (2014) (Valade, 2010)). Dans Inception, nous la trouvons dans ces rêves imbriqués les uns dans les autres qui nous confondent, ne sachant dans quelle dimension de rêve nous nous trouvons. Dans Interstellar, cette mise en abyme vient avec le paradoxe du voyage temporel. En retournant dans le passé pour prévenir sa fille, le personnage principal crée un paradoxe circulaire qui crée une infinité de dimensions. Ainsi, le mystère est suscité et l’intrigue devient elle-même une fractale à reconstituer. Un autre exemple similaire est celui de Lost Highway (David Lynch, 1997). Ce film aux allures de film noir est en réalité une énigme entière à lui seul. La dernière action du personnage principal est de sonner chez lui et de se livrer à lui-même un message qu’il a déjà reçu mystérieusement en début de film. La mise en abyme est un procédé très efficace pour complexifier l’intrigue, la rendre plus difficile à déchiffrer et permet aussi de véhiculer différentes émotions.
En effet, certains films vont encore plus loin comme dans Once Upon A Time… In Hollywood (Quentin Tarantino, 2019). Dans ce film, l’actrice Sharon Tate, assassinée le 9 Août 1969, est incarnée par Margot Robbie. Lors d’une scène au cinéma, Margot Robbie se regarde jouer dans un film. Elle ébauche un sourire ambivalent heureuse de voir son succès au cinéma mais c'est également Margot Robbie qui observe Sharon Tate avec admiration. Ce film rend donc hommage à l’actrice Sharon Tate par cette scène de visionnage cinématographique dans une salle de cinéma (Labrude, 2019). Cette confusion entre acteur et personnage est également accentuée dans Babylon (Damien Chazelle, 2022). Dans ce film qui retrace le passage au cinéma parlant, de nombreuses scènes semblent s’adresser au personnage mais aussi et surtout à l’acteur lui-même. Le recours final à la mise en abyme renvoie le personnage principal dans une salle de cinéma, pour regarder un film, et s’émouvoir des films qui ont marqué sa vie, et surtout de la beauté du cinéma (Chedal, 2023). S’asseoir, plonger dans un nouveau monde et se perdre ou se remémorer dans une sorte de "spécularité diffractée" (Friedman, 2009) et de "miroir" de cette mise en abyme (Labeille) .
Enfin, les effets comiques produits par mises en abyme méritent à elles seul que l’on s’attarde sur des exemples produits dans des films comme The Dead Don’t Die (Jim Jarmusch, 2019) dans lesquels, le réalisateur explore les codes d’un genre cinématographique (ici les films de zombie) à des fins comiques. Pour ces films, la mise en abyme rend possible un discours métafictionnel qui revient sur la propre création, ses défis et chemins de traverse.
Dans cette logique métanarrative de la mise en abyme, il n’est pas rare de voir les cadres surgir au cinéma comme des écrans emboités. Deux cadres très connus sont ceux de La Prisonnière du Désert (John Ford, 1956) et de Citizen Kane (Orson Welles, 1941). Dans La Prisonnière Du Désert, dès la première scène on a un cadre de porte qu’un personnage franchit. On passe ce cadre avec ce personnage et on entre ainsi dans la fiction par une porte. En outre, dans Citizen Kane, il y a cette fameuse scène où l’on voit Charles Foster Kane jeune, jouant dans la neige. Puis, après un long travelling arrière qui traverse une fenêtre, on voit sa mère qui le regarde à travers ce nouvel cadre/écran. D’une manière très efficace, on a quitté l’acteur, l’enfant, pour passer du côté du réalisateur, la mère, qui regarde son personnage derrière un écran et dirige son avenir (Tore 2019).
En plus de jouer sur les émotions du spectateur, la mise en abyme permet d'interroger la stabilité du cadre de perception ce qui en fait une technique exclusive pour en extraire l'esthétique du ou de la réalisatrice, un discours métanarratif qui inclut ses propres pédagogies du regard.
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Filmographie
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Chazelle, D. (Réalisateur). (2022). Babylon [Film]. Marc Platt Pictures.
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Ford, J. (Réalisateur). (1956). The Searchers [La Prisonnière du Désert] [Film]. C. V. Whitney Pictures.
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Jarmusch, J. (Réalisateur). (2019). The Dead Don’t Die [Film]. Animal Kingdom.
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Lynch, D. (Réalisateur). (1997). Lost Highway [Film]. Ciby 2000.
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Nolan, C. (Réalisateur). (2010). Inception [Film]. Warner Bros.
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Nolan, C. (Réalisateur). (2014). Interstellar [Film]. Warner Bros.
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Tarantino, Q. (Réalisateur). (2019). Once Upon A Time… in Hollywood [Film]. Columbia Pictures.
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Welles, O. (Réalisateur). (1941). Citizen Kane [Film]. Mercury Productions.
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Références bibliographiques
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Chedal. (2023). Critique cinéma : Babylon, une fresque hollywoodienne inégale. Arts in the City. https://www.arts-in-the-city.com/2023/01/25/critique-cinema-babylon-une-fresque-hollywoodienne-inegale/#:~:text=Babylon%20fait%20partie%20de%20ces,au%20cul%2Dde%2Dsac
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Labrude, G. (2019). Comment Quentin Tarantino se joue des contraintes temporelles. The Conversation. https://theconversation.com/comment-quentin-tarantino-se-joue-des-contraintes-temporelles-122485#:~:text=L'une%20des%20mises%20en,gang%20qu'il%20doit%20espionner.
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Limoges, J. (2012). La mise en abyme. Textimage. https://revue-textimage.com/06_image_recit/limoges1.html
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Perez, D. (2022). La mise en abyme dans l’art. Arts Plastiques. https://perezartsplastiques.com/2015/03/30/la-mise-en-abyme-dans-lart/
Las meninas (Diego Velázquez, 1565)
Entrée dans le tesseract, figure de mise en abyme - Interstellar (Christopher Nolan, 2014)
Début de La Prisonnière du Désert (John Ford, 1956)
L’enfance - Citizen Kane (Orson Welles, 1941)
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- Tore, G. M. (2019). Puissances et limites de la mise en abyme. Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/books.pur.180441
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Valade, C. (2010). Inception : Rêver beaucoup mieux. Séquences : la revue de cinéma, 268, 38‑39. https://www.erudit.org/fr/revues/sequences/2010-n268-sequences1514474/63580ac.pdf
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Verstraete, T., Krémer, F. & Néraudau, G. (2018). Utilisation du cinéma en contexte pédagogique pour comprendre l’importance des conventions dans la conception d’un business model. Revue de l’Entrepreneuriat 17, 63-89. https://doi.org/10.3917/entre.172.0063