Pédagogie du détachement
par ALI GHAZAL (mai 2022)
La « pedagogy of detachment » ou « pédaogie du détachement » est une notion conceptualisée en 2019 par la docteure en anthroplogie sociale Cecilia Salinas (Salinas, 2019). A travers le prisme de son propre parcours scolaire, elle propose de revenir sur ce concept dans son article « The Pedagogy of Detachment and Decolonial Options: Reflections from a ‘minoritized’ Point of View » . Conformément au titre de son article, Salinas revisite un système éducatif depuis le point de vue des minorités ethniques, des premiers concernés, les élèves de ces écoles parmi la communauté Mbya-Guaraní dans le Nord de l’Argentine. Salinas avait pour objectif, notamment, de dénoncer l’incapacité même ou la volonté manifeste de ne pas prendre en compte les spécificités culturelles des élèves et de la population éduquée dans ces lieux et ce qu’elle appelle « la colonialité de l’école moderne » (p. 10) conformément à l’héritage qu’elle recycle ici de la matrice coloniale du pouvoir/savoir théorisée par le péruvien Alonso Quijano (Salinas, p. 11). Son étude est à la fois une auto-analyse et une ethnographie qui revisite également son expérience émotionnelle et corporelle du type de scolarisation qu’elle a subie en Argentine et en Norvège. Elle établit pour objectif la défense d’une pédagogie diamétralement opposée, fondées sur le dialogue et l’attachement qui renforce le rapport à l’autre (11).
Selon Salinas la pédagogie du détachement est cruciale pour défendre la géo-politique moderne de la connaissance : c’est une pédagogie qui vise à nier l’individu et ses caractéristiques pour lui inculquer des normes, des valeurs et les connaissances que l’État établit pour l’école selon ses propres choix et dans une perspective que Salinas après Mignolo et Walsh revisitent comme étant « raciste, patriarcale et réductionniste » (p. 11), le tout sous des « enseignes » valorisantes comme « bilingual » ou « bicultural school » (p. 11). La pédagogie du détachement opère par la dissociation de la connaissance émotionnelle et intellectuelle (p. 12) et démarre par l’élimination de certaines thématiques ou sujets liés aux savoirs des peuples autocthones ou dévalorisés. En ce sens elle s’oppose dans l’usage du terme « déttachement » àcelui qu’en fait Bogdan comme nécessité critique (Bogdan, 1988).
Pour qu’il puisse y avoir « détachement », cette pédagogie prétend nier les effets de cette dissociation émotionnelle et intellectuelle de notre rapport au savoir pour mieux nier l’héritage culturel (fille elle-même d’une famille autochtone guarani, migrante par la suite en Norvège) au profit de l’apprentissage des grands évènements de la culture et civilisation occidentale, ainsi que des gloires de la religion catholique (elle-même inscrite dans une école religieuse, ses parents voulant maximiser ses chances de réussite). Salinas a donc appris l’histoire des colonisateurs de son arrière famille sans pouvoir y répondre. En plus de l’invisibilisation totale de son héritage et de sa filiation, elle s’est vue discriminée par sa position social, économique et ses traits physiques qui révélaient ses origines. Avec des enseignements et un discours scolaire qui la méprisait déjà, cette discrimination était d’autant mieux ressentie qu’ admise par l’institution. L’ethnographie de diverses populations a pourtant montré plus d’une fois que les paradigmes des peuples aborigènes pouvaient être bien éloignés de la culture occidentale et mieux adaptés à leur environnement. Mais ces résultats ne semblent pas nécessairement pris en compte dans certains systèmes éducatifs hégémoniques. Partir du postulat que tous les élèves arrivent dans un établissement scolaire avec un système de normes et de valeurs partagées et en adéquation avec l’école serait donc une erreur selon Salinas.
Salinas explique comment elle a dû apprendre à abandonner, voire renoncer à sa culture, aux danses traditionnels, aux méthodes de soin, à son rapport à la nature, finalement perçu comme des « superstitions » bien loin des « savoirs » de l’école. Son expérience scolaire s’en retrouva alors très fortement parasitée par cette pédagogie qu’elle qualifie de « détachement » [desapego en espagnol] qui, in fine, l’aura plutôt détachée de l’école elle-même. Salinas déplore par ailleurs le fait que par cette pédagogie, l’école reproduit et prolonge un système raciste, hétérocentré, paternaliste et qui maintenait la suprématie des personnes blanches. En d’autres termes, la pédagogie du détachement sert une idéologie coloniale.
Cette pédagogie est donc clairement, et selon moi, un danger pour la préservation des spécificités culturelles de certaines populations et le droit des personnes à une singularité et appartenance culturelle. Or une pédagogie qui efface les spécificités de chacun au profit de valeurs dites « communes » bien qu’intégrée depuis des lieux et espaces de pouvoir hégémoniques, éloignés de la communauté, ne respecte non seulement pas l’individu mais nie également l’histoire de ses origines et leur territoire.
Dans le cas de l’Amérique latine, les cultures autochtones sont hautement menacées et le sont d’autant plus que le mépris de race se reproduit au sein même des institutions par une adhésion consciente et/ou subie à cette pédagogie du détachement.
C’est notamment ce que le film documentaire Schooling the world paru en 2010 cherchait à dénoncer. Dans ce dernier, l’école « moderne » qui tend à s’installer partout dans le monde pour élever le niveau de qualification des populations locales et renforcer les aspirations d’adhésion à la modernité, a créé de véritables scissions entre les étudiants scolarisés pour défendre cette modernité, et leurs parents. Puisqu’ils étaient éduqués de manière dite « optimale », c’est-à-dire selon des normes occidentales, ils n’apprenaient plus les savoirs et les techniques locales, faisant ainsi disparaître progressivement ces dernières. Pourtant, ces enfants formé•e•s pour être adapté•e•s à un marché du travail global et occidentalisé ne pouvaient pas se servir de manière optimale des connaissances apprises à l’école pour travailler dans leur pays, qui lui-même manquait d’une main d’œuvre adaptée aux besoins locaux. Iels étaient donc obligés d’immigrer dans un pays proche de la culture occidentale pour mettre en avant le savoir acquis à l’école et ainsi se confronter malgré eux à la discrimination des pays d’accueils. Ce film, antérieur de 10 ans à l’article de Cecilia Salinas, montre en un tiers lieu autre que l’Argentine, les effets de cette pédagogie du détachement.
Au Brésil, la cinéaste Ana Paz nous offre un autre témoignage émouvant de cette pédagogie dans un court métrage de 25 minutes, sous le titre de Apiyemiyekî ? qui a été produit pour l’exposition « Meta-Archive 1964-1985 : Space for Listeningn and Reading on the Histories of the Military Dictatorship in Brazil » (Sesc, São Paulo). Ce film s’inspire de 3000 desssins produits par les Waimiri-atraori trouvés en Amazonie que l’éducateur brésilien et militant des droits des indigènes Egydio Schwade à déniché des archives [Casa da Cultura de Urubií] trouvées chez lui en Amazonie. Ces dessins sont un témoignage de ce peuple dans leur première expérience d’alphabétisation. La question récurente soulevée par les Waimiri-Atroari était : "Pourquoi Kamña (“the civilized”) ont tué Kiña (Waimiri-Atraori) ? Apiyemiyekî ? (Pourquoi ?)". Ces dessins apparaissent alors comme une émergence d’une mémoire collective visuelle portant sur l’apprentissage, le point de vue et le territoire tout en témoignant de la violence commise à leur égard durant la dictature militaire. Le contraste entre les différentes strates du film (pellicule, dessins, mouvement) souligne les méthodes et affects de ces pédagogies du détachement telles que la colonialité les reproduit pour soumettre les personnes.
Le concept de pédagogie du détachement est donc un concept phare pour explorer les ruptures de filiation via l’école ou dans les processus de socialisation qui s’offrent aux enfants et aux adolescents à même la rue et dès le plus jeune âge en bien des lieux.
En ce sens, la réception de Laurence De Cock sur le film documentaire France : Révolution école (1918-1939) est passionnante car De Cock rappelle les liens existant entre l'école et la guerre et revient sur le rôle de l'école dans la préparation à la guerre.
Filmographie :
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Black, C., N. Marlens et J. Hurst. (Réalisateurs). (2010). Schooling the world [Film]. Lost People Films.
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Paz, A. (Réalisatrice). (2010). Apiyemiyekî [Film]. Olivier Marboeuf (Spectre Productions), Anze Persin (Stenar Projects), Ana Vaz.
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Grudzińska, J. (Réalisatrice). France : Révolution école (1918-1939) [Film]. Arte France, Les films du poisson.
Références bibliographiques :
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Bogdan, D. (1988). Censorship and selection in Literature teaching: Personal reconstruction or Aesthetic appreciation? U.S Department of Education. Retrieved 30 mars 2022.
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Salinas, C. (2019). The Pedagogy of Detachment and Decolonial Options: Reflections from a « minoritized » point of view Nordic Journal of Comparative and International Education (NJCIE), 4(1), 10-25.
Schooling the world (Carol Black, 2010)
Bande-annonce de Apiyemiyeki (Vaz, 2010)
Laurence de Cock sur Révolution école.
Bande-annonce de Révolution école (1918-1939)