Musique (an)empathique
La musique se couple à l’image au cinéma depuis la fin du XIXe siècle. Cette association est caractérisée par la présence d’un pianiste présent dans les salles de cinéma dès les années 1900. Avec le développement de la musique, « le rythme du film se trouve évidement tout à fait modifié » explique Jean Grémillon. La musique permet ainsi d’« unir quelque chose de sonore à quelque chose de muet » (Grémillon, 1997, p. 129), de confronter une émotion visuelle et auditive, toutes deux indispensables à la compréhension et l’analyse d’un film (Chion, 2021 p. 217). Les messages sonores sont intelligibles uniquement lorsqu’ils sont associés aux images. Inversement la réception d’une image se voit altérée par la bande sonore dans ce que Chion qualifie d’« audio-vision » (Chion, 2021, p. 192).
Selon Chion (Chion, 2021, p. 11), le cinéma est l’art de « l’illusion audio-visuelle ». La relation entre l’image et le son est donc ce qui caractérise le septième art dans sa singularité. Chion définit la valeur ajoutée du son comme : « la valeur expressive et informative dont un son enrichit une image donnée, jusqu’à donner à croire, dans l’impression immédiate qu’on en a, ou le souvenir qu’on en garde, cette information ou cette expression se dégagent “naturellement” de ce qu’on voit et son déjà contenues dans l’image seule » (Chion, 2021, p. 13).
Deux grandes valeurs ajoutées de la musique sont définies par Chion (2021) : la musique empathique, qui se synchronise en parfaitement harmonie avec l’image définie comme « une musique allant dans le même sens que l’émotion suscitée par l’action (drôle, dramatique, mélancolique) » ; la musique anempathique quant à elle, définie comme « une musique ou son diégétiques accusant, par leur caractère indifférent voire gai, opposé à une situation dramatique, la tragique de celle-ci. Ils sont souvent produits par une radio, un lecteur de disques, un piano mécanique, une boîte à musique ou pour un bruit, par une machine » (Chion, 2021, p. 269).
C’est parce que ce rapport entre le son et l’image est si riche qu’il a inspiré la didactique des langues étrangères avec des analyses qui ont mis en avant la fonction illustrative, déclencheur ou moteur du document audiovisuel (Compte, 1993, p. 30) autant que les différents rapports existant entre l’image et le son (Lancien, 1998, p. 175 ; Chion, 2021, p. 16).
Nombreux films portés sur l’éducation jouent de ce rapport pour produire un univers sonore empathique ou anempathique. Les messages sonores produits par le thème (bande son principale d’un film) joué dans le film Dead Poets Society [Le cercle des poètes disparus], produit par Peter Weir en 1989 s’associent avec les images du film. La scène finale illustre particulièrement bien ce concept de musique empathique. Alors que Monsieur Keating est renvoyé, que le proviseur de l’établissement réaffirme les valeurs de l’école et blâme le comportement des élèves, le thème commence à être joué de manière très légère lors de l’apparition de Monsieur Keating. Les élèves montent sur leur table un par un pour honorer leur professeur en déclament « Ô captain, my captain ». Plus le nombre d’élève debout augmente, plus la musique augmente. Les percussions viennent alors rythmer la scène : lorsque la caméra filme de nouveaux pieds sur les tables, les percussions retentissent encore plus fort. La superposition de l’image et du son permet de transmettre aux spectateurs, l’émotion grandissante de Monsieur Keating autant que celle de ses, désormais anciens, élèves. La musique est ici une véritable valeur ajoutée à la situation filmée puisqu’elle vient se superposer en adéquation et augmenter l’émotion déjà transmise par l’image et les dialogues. S’opère donc une réciprocité de la valeur ajoutée lorsque la synchronie entre l’image et la musique est présente.
La vie est belle (Roberto Beigni,1997) illustre les usages possibles de musique anempathique. La scène où Guido arrive dans le camp de concentration avec son fils et, plus précisément, lorsqu’ils se retrouvent tous dans les dortoirs où ils vont dormir est d’autant plus percutante que l’émotion transmise par la musique est dissociée de ce que suggère l’image. Lancien parle de rapport contradictoire entre l’image et le son, Chion de rapport dissocié (Lancien, 2007 ; Chion, 2021). Alors que la musique narre une scène d’aventure, de jeu, les images donnent à lire quelque chose de beaucoup plus triste : le contexte des camps de concentration et des crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale. L’utilisation du procédé de musique anempathique traduit une dissonance qui interroge alors le spectateur. C’est dans cette dissonance que le spectateur expérimente des émotions contradictoires, qui éveillent les interrogations que le réalisateur cherche à soulever.
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Chion précise que certaines musiques ne sont ni empathique, ni anempathique et servent à rythmer une situation, sans nécessairement déclencher une émotion (Chion, 2021). Sa présence reste tout de même importante et n’est jamais aléatoire.
Dans L’argent de poche (1976) de François Truffaut, la scène où la jeune fille est abandonnée chez elle et communique avec tout son immeuble afin d’avoir à manger est rythmée par une musique qui permet de temporaliser la scène en rythmant les pas des enfants qui amènent un panier de nourriture à la jeune fille. La musique anime simplement l’action sans nécessairement vouloir déclencher ou renforcer une émotion. Cependant, dans cet extrait la musique n’est pas totalement superfétatoire parce qu’elle permet de rythmer la situation. De fait, elle arbore une fonction que Stravinsky qualifie de « papier peint » (Garel, 2022) parce qu’elle a un caractère conventionnel.
Par Caroline BEN HASSEN (mai 2023)
Filmographie
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Benigni R. (1998). La vita e bella [La vie est belle] [Film]. Melampo Cinematografica. Cecchi Gori Group Tiger Cinematografica.
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Truffaut F. (1976). L’Argent de poche [Film]. Les Films du Carrosse. United Artists.
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Weir P. (1989). Dead Poets Society [Le Cercle des poètes disparus] [Film]. Silver Screen Partners IV Touchstone Pictures.
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Références bibliographiques
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Chion, M. (2018). « Entre faire et entendre : nommer ». Dans : Chion, M. (2018). Le son : Ouïr, écouter, observer, Armand Colin.
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Jullier, L. (2016). Le cinéma comme forme de communication floue, Revue française des sciences de l’information et de la communication, 9 | 2016. http://journals.openedition.org/rfsic/2208
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Jullier, L. (1995). Le son au cinéma et à la télévision. Précis d’analyse de la bande-son. Armand Colin.
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Williams, A. (1980). Is Sound Recording Like a Language? Yale French Studies, p. 51‑66.
L'argent de poche (François Truffaut, 1976)
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Exemple de musique anempathique
Exemple de musique anempathique