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Regard matriciel

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Par Charlotte TOMMASI (mai 2023)

Le regard matriciel ou matrixial gaze, est un concept de l’artiste et psychanalyste Bracha L. Ettinger qu’elle étudie depuis 1985 en réponse aux théories de Jacques Lacan et Sigmund Freud sur le regard phallique et la pulsion scopique. 

Ettinger a, par ailleurs, fait son doctorat en Esthétique et arts visuels à l’Université de Paris 8 et un DEA en psychanalyse à l’Université de Paris 7. 

Ettinger reprend l’image de la matrice, l’utérus et la symbolique qui s’en dégage, en opposition à l’image du phallus utilisée par Lacan. Selon elle, il y a un ensemble de symboles (des signifiants pour reprendre les théories linguistiques) représentant cette matrice, dont les artistes féminines s’approprient par l’intermédiaire d’un langage, verbal ou non verbal. Ce langage permet de créer un autre regard, qui représente le monde sous un prisme autre, qui tente de s’émanciper d’une vision masculine. C’est un regard qui permet d’aider à “se distancer de l’image phallique, archaïque, symbiotique et incestueuse de la mère”, telle qu’elle a été pensée par Freud ou Lacan. (Ettinger, 2006, p.51). 

Ettinger nous invite à représenter l’altérité féminine et la pluralité des personnalités féminines à partir de l’expérience de la rencontre avec l’Autre (le m/Other comme elle l’appelle en anglais), qui reprend le même principe que l’Autre chez Freud (Nigianni, 2009). Le regard matriciel n’est en effet pas seulement un regard produit par et pour les femmes, c’est un regard qui s’adresse également aux hommes, qui a pour but de faire émerger un discours féminin qui serait refoulé en eux (Mulhall, 2009). 

Ettinger utilise beaucoup l’image du “prénatal” pour élaborer sa théorie du regard matriciel, d’où l’expression m/Other utilisée plus haut (le terme « other », “autre” en anglais faisant partie intégrante du terme “ mother ”, “mère” en anglais) ainsi que l’image de la matrice. Il existerait selon Ettinger des frontières qu’il faut dissoudre entre le masculin et le féminin, et qui seraient liées à un féminin “primordial” (Ettinger, 2006, p.12). La matrice devient ainsi dans ses travaux est “le locus d’un processus de changement multidirectionnel et d’échange sur les frontières de la perception” (Ettinger, 2006, p.64) qui s’oppose au regard phallique posé sur un territoire à conquérir. Pouvoir comprendre les sentiments des autres viendrait d’un état archaïque, consolidé dans la phase utérine, et il serait possible de faire émerger cette capacité empathique et refoulée en nous à travers l’art. Le but de ce regard matriciel est donc d’interroger l’intersubjectivité. Il faut aller à la rencontre de la m/Other, d’un autre médié par un regard matriciel, qui est différent de notre Moi, par la différence d’expériences, afin d’écouter son vécu et ses réalités.  

Dans l’image de la matrice d’Ettinger, l’intersubjectivité comme lieu de rencontre donne lieu à une représentation féminine où l’Autre n’est plus objectifié comme il a pu l’être par d’autres sujets. Lacan considérait par exemple que la mère était objet de médiation entre elle et l’enfant mais jamais sujet. Sous le regard matriciel, les deux sujets se rencontrent et sont alors transformés. La rencontre matricielle “engendre des traces partagées, des traumas, des pictogrammes des fantaisies [...] et engendre des ajustements non conscients de leur connectivité à la transsubjectivité” (Ettinger, 2006, p.64). Les frontières n’existent plus entre les deux sujets et c’est ainsi que les subjectivités peuvent se rencontrer dans un échange et une fluidité qui n’est pas celle de la conquête d’un territoire mais d’un partage du sens et d'une connexion entre deux êtres. 


 
DANS LE CINÉMA DE L’EDUCATION : 

 

Plusieurs films du cinéma portant sur l’éducation  explorent un regard que l’on pourrait identifier comme matriciel au sens de Ettinger. Commençons par parler de La Playa D.C (2012), film colombien de Juan Andrés Arango Garcia, qui présente l’histoire d’un jeune afro-colombien, Tomás, qui erre dans les quartiers pauvres de Bogota. Ce film présente une brève séquence dans laquelle une mère noire tresse les cheveux de sa fille, tout en lui racontant l’origine de la coiffure. C’est une coiffure symbolique, car elle a été transmise par leurs ancêtres, des esclaves. En effet, les mères d’esclaves, traçaient dans les coiffures des chemins de fuite, afin d’y trouver le chemin de l’émancipation. Cette scène de coiffe des tresses est observée par Tomas, dans un hommage qu’il rend au regard matriciel de l’émancipation. Tomas observe une transmission d’un vécu, d’un trauma transgénérationnel ancré dans la vie de ses ancêtres. Cette idée de trauma transgénérationnel est reprise dans la théorie de la matrice d’Ettinger. La matrice, indirectement, héberge et transmet cet héritage (Romanskaite, 2019). Via l’observation de Tomas, le vécu féminin émerge devant lui et se transforme en valeur ajoutée à sa stratégie de survie urbaine. Le début de la scène s’ouvre initialement sur une représentation floutée de la mère avec sa fille et Tomas, qui apparaît dans le cadre. Nous avons l’impression que Tomas observe un vécu, au loin, qui lui paraît flou et ce vécu finit par émerger via le dialogue entre mère et fille sur la coiffure. La coiffure est par ailleurs montrée sur le plan suivant de manières plus précise, tandis que les femmes restent filmées dans le flou. C’est le vécu qui émerge qui est mis en évidence, intimement lié au traumatisme féminin, plus qu'aux femmes elles-mêmes. Tomas va à l’encontre de l’Autre, de la m/Other et du désir d’émancipation que la m/Other porte en elle. 

Dans Le sourire de Mona Lisa (Mike Newell,2002), Katherine Watson (Julia Roberts), professeure d’Histoire de l’art dans une université entièrement féminine, souhaite dans une scène du film, montrer à ses élèves sa vision de l’art. Elle leur montre une photo d’une carcasse d’animal et leur demande si, selon elles, celle-ci est de l’art. Les réactions sont vives, les étudiantes n’y voient aucune forme d’art particulière, notamment Betty (Kirsten Dunst) qui affirme que “art isn’t art until someone says it is, the right people says it is”. Le terme “right people” renvoie aux "autorités", souvent masculines qui décident et attribuent la valeur. Katherine présente alors un dessin qu’elle a réalisé quand elle était petite fille et que sa mère avait qualifiée d’art. A travers son exemple, Katherine montre qu’il est possible de s’affranchir du discours dominant et qu’une autre vision est possible si tant est que l'on s'y autorise. Cet exemple valorise le regard matriciel de la mère de Katherine, qui permet de faire émerger un nouveau discours chez les étudiantes qui vont à la rencontre de la m/Other, afin de comprendre le point de vue de leur professeure et remettre en cause les discours dominant sur le regard. 

Sans doute pourrait-on déjà dire que les films où se pose un regard matriciel sont des films qui luttent contre certaines formes de patriarcat. 

La compassion primaire dans le regard à l'altérité selon Ettinger

"Maternal Subjectivity and the Matrixial Subject" by Bracha Ettinger (2012)

Filmographie
  • Aranga Garcià J. A. (Réalisateur) (2019), La Playa DC [Film]. Septimà Film, Burning Pile, Cinesud Production, Bananeira Filmes, Hangar Film.

  • Newell M. (Réalisateur) (2003). Mona Lisa Smile [Le sourire de Mona Lisa]  [Film]. Revolution Studios.

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Bibliographie

  • Ettinger B. L. (2006). The Matrixial Borderspace. University of Minnesota Press. 

  • Mulhall A. (2009), “Seduction into Reading : Bracha L. Ettinger’s The Matrixial Borderspace”, Birkberk, Studies in Maternal 1 (2). 

  • Nigianni C. (2009). "The matrixial feminine or a case of metamorphosis”, Birkberk,  Studies in Maternal n°1, pp. 1-6.

  • Romainskaite D. (2019), “An Inquiry into the theory of the matrix : subjectivity, gaze, and desire in Kristina Inciuraie’s video The Meeting (2012)”, Kaunas,  Art History and Criticism.

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