Regard panoptique
Par Rémi CATTANI (février 2024)
Le panoptique est un type d’architecture carcérale imaginé par le philosophe utilitariste Jeremy Bentham vers la fin du XVIIIe siècle. Le regard panoptique tient ainsi son origine du milieu carcéral, il est celui du gardien posté dans une tour centrale, qui observe tous les prisonniers, enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour, sans que ceux-ci puissent savoir s’ils sont observés. Ce regard permet non seulement au gardien d’avoir un œil sur tous les prisonniers mais aussi de donner le sentiment aux prisonniers d’être constamment observés. Le regard panoptique peut ainsi se résumer à un point d’observation qui embrasse tout un intérieur et induit une pression implicite sur les individus observés.
Le regard panoptique est une utopie de l’enfermement parfait, structurant, et pensé en milieu carcéral. C’est donc un dispositif disciplinaire qui exprime un désir de surveillance et de contrôle total. Le philosophe Michel Foucault (1926-1984) en fait un modèle de surveillance dans son ouvrage Surveiller et punir : Naissance de la prison (1975). Il met en avant l’émergence historique de la prison et établit que la discipline est une forme de rationalité politique dominante. Il dit en commentant les travaux de Bentham sur le panoptique : “« l'effet majeur du Panoptique [consiste à] induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir » (Foucault Michel, 1975). Il exprime le renouveau des prisons qui sont toutes construites sur des plans circulaires sous le prisme du panoptisme, avec une tour centrale qui observe tout sans être-vue. Le panoptisme crée la certitude d'être potentiellement observé à tout moment, ce qui assure un forme une discipline et un contrôle social, y compris même en l'absence constante d'observation réelle.
Rapporté au cinéma, le regard panoptique est celui porté par une caméra avec une perspective « omnisciente », observant les personnages sans qu’ils ne se sachent observés. Ce regard favorise l’omniscience et donc le sentiment de surveillance ou de contrôle par le regard dans une scène.
Alejandro Barrientos donne l'exemple de Yawar Mallku (Sanjinés, 1969) car le film propose une scène d'autocensure, dans laquelle le potentiel voleur s'empêche de passer à l'acte. C’est une série de plans qui confrontent des regards divers, qui permettent de montrer comment ce personnage se sent observé de toutes parts dans une sorte de dsiciplinarisation du comportement exposé aux regards. Dans le film bolivien Zona sur, Juan Carlos de Valdivia exploite un plan séquence intégral et un mouvement circulaire pour présenter le domicile de cette Zone Sud avec une perspective panoptique sur les quartiers de Calacoto et La Florida, au cœur de La Paz en Bolivie. C'est, ici, la combinaison du plan séquence intégral dans une perspective de circularité (voir vidéo de Alejandro Barrientos plus bas) qui permet à un regard panoptique cinématographique de s'exprimer tout en culminant dans un plan zénithal. Il s’agit, ici encore et toujours selon Barrientos, de donner une sensation de recouvrement total, d’appréhension holistique d’un univers social clos, replié sur lui-même au travers duquel le spectateur sera exposé à ses modalités éducatives.
Certains réalisateurs utilisent cette technique pour explorer les thèmes liés au pouvoir, à la surveillance ou à la disciplinarisation sociale car le regard panoptique est une véritable pédagogie du contrôle. En ce sens, Nieves Febrer rend compte regard panoptique au cinéma comme d'une véritable métaphore de la surveillance et du contrôle social.
Dans l’univers des super-héros, Batman offre un exemple de regard panoptique au cinéma. La chauve-souris postée au sommet d’un toit de Gotham a un regard « panoptique et panoramique » qui fonctionne comme un détecteur à comportement criminel » (Hassler-Forest, D. (2016). Dans Batman Begins (2005) Christopher Nolan met en scène la perspective panoptique du chevalier noir au sommet des tours de New York, observant la ville à la recherche des criminels. La notion de contrôle implicite et invisible est aussi rappelé par son “Bat-Signal” éclairant le ciel et rappelant aux criminels que Batman est là pour les attraper et défendre les habitants de leur présence.
L’univers DC Comics nous offre un autre exemple de perspective panoptique dans le film V for Vendetta (2005) pour signifier visuellement le contrôle absolu de l’information et des pensées dans un régime totalitaire. Avant que ne naissent les débuts de la révolution contre le parti fasciste de Adam Sutler, la société britannique n’a pas conscience du contrôle invisible et omniscient de l'État: un contrôle de tous les médias, des institutions, des laboratoires pharmaceutiques, allant de l’écoute téléphonique à la télésurveillance, à la manière de 1984, roman de Georges Orwell, qui a beaucoup inspiré le scénario.
​Dans le cinéma portant sur de l’éducation, le regard du professeur ou de l’enseignant, remplace parfois celui du gardien de prison et permet de voir l’école comme un « système carcéral » sous haute surveillance. Dans la salle de classe telle que représentée dans certains films, c’est le regard du professeur qui traduit parfois une forme de panoptisme optique, depuis sa position magistrale, placé au centre, face à ses élèves, avec un regard qui contrôle l’ensemble de la classe. De manière explicite par la surveillance directe et implicite par la position sociale du professeur et le rapport d’autorité qu’il a aux élèves, ceux-ci peuvent ainsi se voir soumis au regard panoptique du maître. Dans Les quatre cent coups (1959), François Truffaut nous montre la pulsion de contrôle panoptique de l'enseignant dans sa posture et son langage corporel au service d’une représentation panoptique de son autorité. Comme la tour d’observation du milieu carcéral, le professeur se dresse au centre de la classe et donne la leçon en regardant l’ensemble des élèves qui se retrouvent soumis à un régime punitif. Les bêtises et excès de libertés des enfants s’expriment néanmoins dès lors que le professeur a le dos tourné. Truffaut met en dérision un modèle magistral tout sachant, dont le regard se veut panoptique quand bien même il peine à être omniscient. Dans cet exemple, le regard panoptique n’est pas celui du réalisateur mais celui porté par un acteur dont le réalisateur se moque des pulsions de toute puissance.
Le regard panoptique peut donc être un ensemble de techniques, une vision du monde et de la relation à l’autre, tout autant que les dispositifs à son service. De la caméra de surveillance aux réseaux sociaux, de nouvelles formes de contrôle et de regard omniscient se développent au service de nouvelles formes de travail et impactent notre façon de vivre en société (Leclercq-Vandelannoite) dans un “panoptisme dominant” de la cybervigilance (Alazne González-Santana, 2014) dont le cinéma et les séries sont particulièrement friands.
​
Certains chercheurs voient dans le cinéma la possibilité d'émettre une critique autant qu'une résistance à des ordres sociaux post-panoptiques qui relèvent davantage, aujourd'hui, d'une vigilance liquide (Bauman, 2013) donnant lieu à de nouvelles formes de panoptisme. Les théories de la surveillance explorent de nouvelles notions (la sousveillance, le capitalisme de surveillance, la shareveillance....) (Aïm, 2020) pour rendre compte de l'impact des évolutions médiatiques et de l'économie de la visibilité numérique avec tous les enjeux en matière d'éducation que cela présuppose et dont le cinéma commence à rendre compte.
​
Filmographie
-
Truffaut, F. (Réalisateur). (1959). Les quatre cent coups [Film]. Georges Charlot.
-
Nolan, C. (Réalisateur). (2005). Batman Begins [Film]. Warner Bros.
-
Sanjinés, J. (Réalisateur). (1969). Yawar Mallku [Film]. Ricardo Rada.
-
Valdivia, J. C. (Réalisateur). (2015). Zona Sur [Film]. Ricardo Rada.
-
Wachowski, L. (Producteur), Wachowski, A. (Producteur), McTeigue, J. (Réalisateur), & Silver, J. (Producteur). (2005). V for Vendetta [Film]. Warner Bros.
​
Références bibliographiques :
-
Aïm, O. . (2020). Les théories de la surveillance. Du panoptique aux Surveillances studies. Armand Colin.
-
Bauman, Z. & Lyon, D. (2013). “La vigilancia líquida como diseño post-panóptico”. En Vigilancia Líquida. Paidós.
-
Foucault, M. (1993). Surveiller et punir : naissance de la prison. Gallimard.
-
Hassler-Forest, Dan. (2016). Le regard panoptique de la chauve-souris (Batman, 1939). In Perspectives critiques (pp. 141–162). https://doi.org/10.3917/puf.sutte.2016.01.0141
-
Gómez, P. (2010). La « metáfora del panóptico » en el cine : entre la vigilancia y el control social. Imagen y teoría desde una perspectiva antropológica audiovisual. Gazeta de Antropología, 26(2). https://digibug.ugr.es/bitstream/handle/10481/6776/G26_31Nieves_Febrer.html
​
Le panoptique par Jeremy Bentham — The works of Jeremy Bentham vol. IV, 172-3, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=3130497
The Batman : Audio Adventures, 2021
Christopher Nola,, Batman Begins, "Batman Atop", 2005.
François Truffaut, Les 400 Coups, 1959, 8min40 – 9min40
De la caméra de surveillance aux réseaux sociaux, de nouvelles formes de contrôle et de regard « omniscient » se forment et impactent notre façon de penser le contrôle en société.
A voir dans France Culture, « À l'origine de la société de surveillance : le panoptique » :
Alejandro Barrientos sur le Regard panoptique et oligoptique dans le cinéma bolivien, ressource d'un cours de sociologie de l'image.