Voyeurisme
Par Ionela Daniela CIUNGU(mai 2023)
Maurice Khouri nous rappelle que dans le voyeurisme “le désir se porte sur un objet qui perd sa dimension de manque : un objet dont le pervers croit pouvoir disposer” ( 2005, p.471). Le sujet est divisé entre un sujet conscient (celui qui porte le regard) et un sujet inconscient (le sujet du fantasme). “Le voyeur (le sujet conscient) fait le choix électif de cet objet regard et si on considère que la personne observée est la condition du désir, le regard est donc pour le voyeur une condition absolue”. (Cacciali, 2002, p.33).
Le voyeurisme fait donc l’objet de toute sorte de représentations artistiques, iconographiques et audiovisuelles depuis la nuit des temps. Par exemple on découvre, la présence du voyeurisme dès l’Empire Romain avec les célèbres bains de Sergius Orata ou bien le bain au Moyen Âge qui se prenait souvent dans les étuves collectives, lieu jugé comme immoral par les chrétiens. Dans la littérature médiévale on retrouve aussi le motif de la fontaine et du bain comme scène propice au voyeurisme. Des personnages féminins se baignent en pleine nature quand un chevalier les découvre au moment du bain (Grodet, 2014, p.93). Avec Duchamps qui élabore entre 1946 - 1966 l’installation Étant donnés : 1º la chute d’eau, 2º le gaz d’éclairage, s’expose les dispositifs du regard caché. Le spectateur est mis dans la position du voyeur, en regardant à travers les trous percés dans la porte le corps d’une femme nue, allongée sur un lit de feuilles mortes. Bien entendu, ce regard va continuer d’intéresser les arts jusqu’à nos jours.
Dans la littérature le voyeurisme inspire des romans comme Le voyeur (1955) d’Alain Robbe-Grillet ou L’homme qui regarde (1986) d’Alberto Moravia. Parmi les arts du spectacle, le théâtre s’en réclame friand aussi. Dans Lotissement (2016) de Frédéric Vossier, le regard voyeur du fils menace l’intimité du couple. Dans Créatures d’amour et de désirs (2022), la dramaturge toulousaine Céline Nogueira interroge ce regard à l’aune des violences sexistes et sexuelles qu’il engage.
Mais le cinéma reste sans doute le médium privilégié pour représenter, stimuler ou interroger le voyeurisme étant donné les possibilités dont il regorge et du caractère documentaire dont il revêt. Prenons comme exemple le film Tourments (1953) de Luis Buñuel. C’est au cœur d’une église que les pieds de Gloria deviennent l’objet du voyeurisme de Francisco Montemayor, infiltrant ce regard dans les lieux sacrés pour marquer son caractère transgressif (Sanabria, 2008, p.165).
Dans son entretien avec François Truffaut en 1962, le réalisateur Alfred Hitchcock déclare: “Tout spectateur est un voyeur” (Truffaut 2022). Le cinéma crée, en effet, une atmosphère voyeuriste qui donne au spectateur l’illusion de pénétrer dans un monde privé, souvent inaccessible autrement que par ce regard en un lieu qui privilégie l’isolement et une certaine forme de repli: les salles, l’obscurité, le silence. Si le voyeurisme teinte les origines du cinéma pornographique, à la fin du XXe siècle la notion de voyeurisme cinématographique refait surface dans les études filmiques pour interroger le regard en tant que performance médiatique de la cruauté et des corps chosifiés (Segato, 2018) et donc genrée (Mulvey, 1975).
Dans son essai Visual pleasure and narrative cinema, Mulvey (1975) expliquait comment la curiosité et le désir de voir se croisent avec la fascination pour l’identification: le visage, le corps, la présence. Ce désir de voir selon Mulvey se scindait entre un désir actif masculin et un désir passif féminin. La femme est à la fois regardée et exposée et ce motif est récurrent dans le monde du cinéma. (Mulvey, 1975, p.10).
En France, Iris Brey dans son étude Le regard féminin: une révolution à l’écran (2020) nous présente une nouvelle façon de filmer les femmes, éloignée de ce premier voyeurisme masculiniste et pronographique. Elle l’explique avec une anecdote de la cinéaste Desiree Akhavan qui, lors de la réalisation de sa série The Bisexual (2018) s’était rendu compte que son chef opérateur, par le cadrage, sexualisait le corps d’une comédienne pendant une scène où elle danse à une fête : « J’ai poussé physiquement mon chef op pour que le corps de la comédienne passe du milieu au bord du cadre et, immédiatement, l’impact de l’image a changé, ses seins n’étaient plus le point focal, elle n’avait plus l’air vulnérable”. (Brey, 2020, p.16). Le regard voyeuriste est l’un des thèmes centraux de certaines productions féministes comme celle de l’Argentine María Victoria Menis dans Cámara oscura (2018) qui trompe les attentes du spectateur voyeuriste de voir l’adultère de Gertrudis (Velez, 2016). La réalisatrice espagnole Icíar Bollaín expose le corps nue de la femme pour dénoncer la violence comme elle le fait dans le film Te doy mis ojos (2003). Le corps nu de Pilar dans la scène finale n’invite pas le spectateur à avoir un regard voyeuriste. Ici, la nudité sert à sensibiliser sur la violence faite aux femmes Avec Chus Gutiérrez, dans le film Poniente (2002) les scènes intimes du couple ne laissent pas voir la nudité de la femme, en la protegeant du voyeurisme du spectateur. La Brésilienne Marcella Citterio va encore plus loin dans sa série Lady Voyeur: un oeil indiscret (2022), situant la femme dans une position de voyeur.
Le cinéma portant sur l’éducation est particulièrement friand du regard voyeuriste. Dans certains films, on retrouve ce regard empreint d’une initiation à la masculinité. Par exemple dans Les quatre cents coups (1959) de François Truffaut le regard voyeuriste apparaît dans la circulation en classe et parmi les élèves de l’un des premiers catalogues en vogue qui se sont rendus célèbres en dénudant les femmes. Sa circulation dans la classe montre bien comment le regard voyeuriste contribue à réifier le corps de la femme dans l’éducation. Dans Black Island (2021) cette initiation à la masculinité se fait à travers la relation qu’un élève de terminale entretient avec sa professeure d’allemand qui s'avère être sa tante. Le regard voyeuriste d’Helena s’avère être un outil de vengeance contre son père, en franchissant ainsi les normes morales et sociales.
Dans le film argentin La mirada invisible (2010) de Diego Lerman, deux types de regards voyeuristes s’affrontent : le regard panoptique, le regard de la surveillance masquée qui produit du plaisir et le regard patriarcal qui punit le regard voyeuriste lorsqu’il n’est pas porté par un homme, ici, celui de la jeune surveillante recrutée dans le prestigieux lycée Colegio Nacional de Buenos Aires pendant une période de décadence de la dictature militaire.
Filmographie
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Alexandre, M. (Réalisateur). (2021). Black Island [Film]. Odeon Fiction. https://www.netflix.com/fr/title/81170838
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Bollaín, I. (Réalisatrice). (2003). Te doy mis ojos [Film]. Alta Produccion S.L.
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Buñuel, L. (Réalisateur). (1953). Tourments [Film]. Producciones Tepeyac.
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Citterio, M. (Réalisatrice). (2022). Lady Voyeur: un oeil indiscret [Série]. Netflix. https://www.netflix.com/fr/title/81252980
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Gutiérrez, C. (Réalisatrice). (2002). Poniente [Film]. Ana Huete et Iñaki Núñez.
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Lerman, D. ( Réalisateur). (2010). La mirada invisible [Film]. El Campo Cine S.R.L.
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Menis, M.V. (Réalisatrice). (2018). La cámara oscura [Film]. Marcos Barboza.
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Truffaut, F. (Réalisateur). (1959). Les quatre cents coups [Film]. SEDIF Productions.
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Références bibliographiques
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Brey, I. (2020). Le regard féminin, une révolution à l’écran. Éditions de l’Olivier.
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Cacciali, J. (2002). Une perversion du regard : le voyeurisme. Journal français de psychiatrie, n°16), 33-34.
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Grodet, M. (2014). Des scènes de bain épié dans la littérature et l’iconographie médiévales, Presses universitaires de Rennes, p. 89-106.
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Khouri, M.(2005). D’un regard regardé, Revue française de psychanalyse, vol. 69, p. 459-478.
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Mulvey, L. (1975). Visual pleasure and narrative cinema, Screen, vol.16, p.6-18
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Sanabria, C. (2008). La mirada voyeur, construcción y fenomenología, Revista de Ciencias sociales, n°119, p.163-172 https://filmfilm.eu/post/113953520508/le-cin%C3%A9ma-selon-alfred-hitchcock-par-fran%C3%A7ois
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Truffaut, F (2022 avril). Tout spectateur est un voyeur. Entretiens avec Alfred Hitchcock. [Émission de radio]. France culture. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/hitchcock-truffaut-20-25-3289667
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Velez, I. (2016). El erotismo cinematográfico de la Cámara Oscura: revisiones estéticas e intericonicidad fílmica. Revista Interfaces 21/2016, No 42. (enero-junio), p. 173-190.
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