ÉDUCABILITÉ
Par Yassine AFIF (mai 2023)
« Je ne suis pas fait pour ce système, vous avez raison de m'exclure», déclare durant un conseil de discipline l’adolescent Yanis, personnage principal du film La Vie Scolaire (Mehdi Idir et Grand Corps Malade, 2019). L’éducabilité peut considérer qu’un apprenant est perfectible et qu’il ne peut - a contrario - être réduit à la fatalité des déterminismes. Néanmoins, cette question de l'éducabilité n’a pas toujours été admise, d’où l’intérêt d’en faire l’examen socio-historique à partir du XVIIIe siècle.
L’idée que l’être humain est perfectible et éducable est bien présente chez les philosophes de la Grèce antique, puis chez ceux de la modernité, chez des auteurs tels que Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827), Emmanuel Kant (1724-1804) ou encore Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), caractérisant l’éducabilité comme une aptitude à apprendre. Par ailleurs, c’est en citant Victor Hugo, que le Dictionnaire culturel en langue française (2005) nous rappelle au « caractère éducable de la mémoire » des Hommes en s’appuyant sur ce passage des Misérables (1862) : « les animaux […] Dieu ne les a point faits éducables dans le sens complet du mot ; à quoi bon ? » (Rey 2005, p. 323).
Ce n’est donc qu’après la Révolution française, que cette idée de l’éducabilité d’un « enfant sauvage » obsède, Jean Itard (1774-1838), médecin à l'Institution des sourds-muets de Paris, dont les écrits soutiennent l’engagement exponentiel de l’État nation à vouloir maîtriser cette aptitude à apprendre, pour renforcer son projet civilisationnel auquel s’opposeraient toutes formes de barbarie. François Truffaut montre bien dans L’enfant sauvage (1969) que le médecin Philippe Pinel (1745-1826) ne partage pas le point de vue du docteur Itard : « Écoutez-moi, pour moi c’est un idiot » dit-il.
Les discours et les politiques publiques mises en place en matière d’éducation de la délinquance juvénile entre le XIXe et le XXe siècle illustrent une appropriation lente et durable d’une conviction en l’aptitude à éduquer quiconque apprenant (Terraz & Denimal, 2018, p. 7-8). Les jeunes enfants couramment qualifiés d’« inéducables » n’étaient pas pris en charge par l’institution scolaire, mais par des structures pénitentiaires, dont les maisons dites de « correction », ayant pour mission de « redresser » les « déviants » au travers d’une exploitation de ceux-ci à des fins lucratives (F. Tétard, 2010, p. 3-6). Truffaut illustre dans Les Quatre Cents Coup (1959) la brutalité de la discipline de ces centres, à laquelle est soumis le protagoniste Antoine Doinel.
L’éducabilité est une notion qui va s’étendre aux déviants et à toutes les personnes en situation de handicap ou faisant l’objet de différents types de difficultés d’apprentissage. La Première Guerre mondiale a contribué, en ce sens, à élargir la façon de concevoir le lien entre handicap et éducabilité, dans le contexte d’un grand nombre de Gueules Cassées revenus de ce conflit. Les premiers balbutiements d’une sérieuse prise en charge des enfants en situation de vulnérabilité/handicap par les institutions publiques se précisent donc durant l’Entre-Deux-Guerres. On cherche alors à réadapter et à réinsérer ces derniers dans la vie sociale et professionnelle. Les efforts font tâche d’huile, et ont un impact sur le regard porté sur le handicap. Cette période est également marquée par la formation de la Ligue internationale de l'éducation nouvelle (1921) impulsée par A. Ferrière et suivie par une lignée de pédagogue, dont Célestin Freinet. Tout un projet éducatif révolutionnaire au prisme de l’épanouissement des élèves et du développement de la solidarité, comme le souligne Joanna Grudzinska dans son documentaire Révolution école (1918-1939) (2016).
Néanmoins, l’époque l’Entre-Deux-Guerres s’inscrivant dans le courant eugéniste, on constate une stérilisation courante des personnes ayant une déficience intellectuelle (en Europe comme aux États-Unis). De même se pratique l’enfermement au sein d’ hôpitaux asilaires ou dans des institutions pour « malades mentaux ». Là, les possibilités d'éducation et de scolarisation sont quasiment absentes. Les qualificatifs d’« arriéré », d’« inéducable », d’« anormaux » voire d’« imbécile » demeurent pratiques courantes à l’instar du rapport de 1951 écrit par Paule Mézeix, inspectrice générale chargée de l’inspection des classes et écoles de perfectionnement, née de la loi de 1909. La première moitié du XXè siècle n’aura donc pas été très généreuse quant aux espoirs d’éducabilité des profils apprenants en situation de handicap.
A partir des années 1960, l’éducabilité est revisitée, en grande partie grâce aux travaux pionniers de certains chercheurs tels que Jean Piaget (1964), Benjamin Bloom (1979), Lev Vygotsky (1978) ou plus tard en France par Philippe Meirieux (2009). Piaget rejette du revers de la main les conceptions déterministes sur l’éducabilité, en démontrant que l’intelligence se construit avec 4 principaux stades du développement cognitif (l’intelligence sensori-motrice du bébé, l’intelligence logique conceptuelle concrète chez l’enfant puis abstraite chez l’adolescent, et l’adulte). Au travers d’une expérience sur 3 groupes d’étudiants, Bloom a démontré à son tour, que ce qui différenciait principalement les enfants était, non leurs compétences intellectuelles, mais leur vitesse d’apprentissage (Pédagogie de la Maîtrise). Pour Vygotsky, c’est dans une « zone proximale de développement » que l’on accentue la capacité à apprendre des élèves. Aujourd’hui, l’impuissance radicale de l’enseignant en rapport à la liberté de l’élève est identifiée sans ambages (Meirieux, 1995) face à l’intégration des TIC dans les apprentissages et l’impact concurrentiel du tournant numérique sur la démultiplication des situations d’apprentissage ou de socialisation par l’apprentissage.
Dans le dernier quart du XXème siècle, les questionnements scientifiques sur l’éducabilité, interrogent le transfert mais aussi des notions qui deviendront de plus en plus populaires comme la bienveillance, l’altruisme et l’empathie (Terraz & Denimal) faces aux considérations d’autres domaines, comme la sociologie entre autres, sur l’émergence de la personne ou de l’individuation (Kaufman, 2004)
A ces exemples de travaux scientifiques s’ajoute le rôle non négligeable des associations de parents ayant lutté notamment pour l'amélioration des conditions de vie dans les établissements asilaires, de même que pour la création d'écoles et de services éducatifs adaptés aux différents besoins de leurs enfants en situation de handicap.
Si le pari de l’éducabilité ne fait aujourd’hui plus l’ombre d’un doute, sa gestion par l’institution scolaire se heurte à des limites. Dans une logique pourtant inclusive (avec les lois de 2005, puis de 2013 en France), le rapport de l’UNESCO (2002) montre que l’éducabilité mesure l’écart entre les attentes institutionnelles et les héritages familiaux (p. 34), confirmant les travaux de Pierre Bourdieu (1970), R. Boudon (1973) ou encore de P. Merle (2012) sur ces questions. Finalement, l’éducabilité définit la raison même de l’exercice d’enseignant, car comme le déclarait P. Meirieux : « si l’on ne postule pas que les êtres que l’on veut éduquer sont éducables, il vaut mieux changer de métier. ».
Filmographie
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Truffaut, F. (Réalisateur). (1969). L’Enfant sauvage [Film]. Les Artistes Associés
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Truffaut, F. (Réalisateur). (1959). Les Quatre Cents Coups [Film]. Cocinor
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Le Chanois, J.-P. (Réalisateur). (1949). L’École buissonnière [Film]. Alliance Générale de Distribution Cinématographique
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Grudzinska, J. (Réalisatrice). (2016). Révolution école (1918-1939) [Documentaire]. ARTE France
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Idir, M., Marsaud, F. (Réalisateurs). (2019). La Vie scolaire [Film]. Gaumont
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Rashid, R. (2017-2021). (Réalisatrice). Atypical [Série]. Netflix
Références bibliographiques
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Bloom, B. (1979). Caractéristiques individuelles et apprentissages scolaires. Bruxelles : Labor.
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Boudon, R. (1973). L'inégalité des chances. La mobilité sociale dans les sociétés industrielles. Paris : Armand Colin.
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Bourdieu, P., Passeron, J.-C. (1970). La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement. Paris : Les Éditions de Minuit
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Fougeyrollas, P. (2010). La funambule, le fil et la toile. Transformations réciproques du sens du handicap. Québec : Presses universitaires de Laval.
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Harris, J. C. (2006). Intellectual disability: understanding its development, causes, classification, evaluation, and treatment. New York : Oxford University Press.
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Kauffman, J. C. (2004). L’invention de soi : Une théorie de l’identité. Armand Colin.
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Meirieu, P. (1995). La pédagogie entre le dire et le faire. Paris : ESF.
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Merle, P. (2012). La ségrégation scolaire. Paris : La Découverte.
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Piaget, J. (1964). Six études de psychologie. Paris : Folio.
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Terraz, T & Denimal, A. (2018). Construire la relation éducative : postulat d’éducabilité, bienveillance et altruisme. Questions Vives, (29), 7-8. https://doi.org/10.4000/questionsvives.3409
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Tétard, F. (2010). Punis parce qu'inéducables. Les « inéducables » comme enjeu des politiques correctives depuis le XIXe siècle. Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », (12), 9-26. https://doi.org/10.4000/rhei.3180
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Tétard, F. (2010). Punis parce qu’inéducables. Les « inéducables » comme enjeu des politiques correctives depuis le XIXe siècle. Revue D’histoire De L’enfance « Irrégulière », 12, 9–26. https://doi.org/10.4000/rhei.3180
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Trouvé, A. (2011). « Croire » : Alain, Meirieu ou la foi (sans foi) du pédagogue. Dans Soetard, M & Le Boedec, G (dir.). La foi du pédagogue. Fondements – Figures – Pratiques (pp. 109-125). Paris : Éditions Don Bosco.
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Vettier, R. (1952). L’École publique française. Paris : Éditions Rombaldi.
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Vygotsky, L. (1978). Mind in society: The development of higher psychological processes. Cambridge : Harvard University Press.
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Wehmeyer, M., Bersani, H., & Gagne, R. (2000). Riding the Third Wave: Self-Determination and Self-Advocacy in the 21st Century. Focus on Autism and Other Developmental Disabilities, 15(2), 106–115. https://doi.org/10.1177/108835760001500206
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Philippe Meirieu, "Educabilité et libérté"